La fragilité résistante
Attention ! David Curchod est armé d’un stupéfiant coup de cutter qui ausculte et dissèque. Les chairs, les transparences, les vérités, rien ne lui résiste, il taille dans la masse poétique pour ne retenir qu’un filin, que la fragilité des formes et des choses. L’être s’émancipe, singulier, insolite, étrange – drôle aussi – et surtout affranchi des lois de l’apparence. Mais restons sur nos gardes… dans son arsenal figuratif, le Lausannois stocke encore une acuité à toute épreuve, il choisit et sélectionne ce qu’il veut d’une existence, d’un règne humain ou végétal et même d’un dogme pour recomposer, au propre comme au figuré, l’épaisseur des codes et des réalités.
De cette précision au cutter inscrite dans la tradition très helvétique du papier découpé, le quadragénaire en a fait un langage très personnel pour dessiner d’autres strates chargées de sens, des mondes où projeter d’autres histoires. Les siennes. Les nôtres. Qu’il évide un pape, un dictateur africain, une comtesse italienne pour ne leur laisser qu’une substance très ornementale, qu’il subtilise la tangibilité d’un feuillage ou des profondeurs aquatiques pour leur offrir leur propre reflet, c’est à chaque fois un espace de liberté qu’il crée et un nouveau relief qu’il consacre.
Cette envie de papier, ce matériau « facile et même pas cher » lui est venue un peu par la force des choses alors que la peinture, sa première arme vers le sensible, lui résistait, ne séchant pas dans un atelier trop froid. Mais cette envie, au-delà de cette fatalité, lui est surtout devenue fondamentale depuis le début des années 2000. Urgente, même. Il en parle, oui et avec la fougue des passeurs. Avec bonheur même. Ne cachant pas que pour le faire, sincèrement admiratif, il aimerait pouvoir s’appuyer sur les mots savants de certains de ses contemporains ! Alors il abrège, timide. Mais surtout poussé par la hâte de retourner à sa table de travail et à l’euphorie de la création. « C’est mon écriture, plus j’avance, plus je me dis que c’est elle alors que j’entrevois la somme des possibilités qu’il reste à explorer. Le papier, en plus d’être un médium fascinant, permet de se tromper. Et quand c’est le cas, je recommence, ça ne m’énerve même pas. »
La nature, l’homme, les fourmillements de l’une, les pérégrinations de l’autre, de plus en plus ses découpes se croisent et s’entremêlent pour se fondre. Le mouvement conjointement solidaire et répulsif, la danse s’anime à chaque fois plus miraculeuse. Et si elle naît de cette obsession de brouiller les pistes pour que l’image se déleste de ses diktats habituels et que le temps du regard devienne « le plus personnel possible », cette danse porte la marque d’un artiste pris par la nécessité d’avancer, de creuser son sillon, tout en conservant cette tranchante subtilité. Sa maîtrise, savante, ne se borne donc pas à la précision d’une découpe, elle se forge dans cet art de se servir dans un tout pour sublimer l’ensemble. Et David Curchod ne fait pas autre chose en ouvrant le livre de ce Casse-Noisette, en le feuilletant par bribes, en le colorant de sentiments vifs, en donnant le pouvoir à un mot ou à un autre, à un geste plutôt qu’à un autre : il nous entraîne à la fois à l’intérieur de l’œuvre de Maurice Béjart, et à l’extérieur.
Florence Millioud Henriques (24heures)
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